Ocula 3, febbraio 2003 | ||
Vérone : fragments dun lieu amoureux |
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di Michela Deni |
pubblicato in Le Rivage des mythes. Une géocritique méditerranéenne (Le lieu et son mythe), WESTPHAL, Bertrand (éd.), Limoges, Pulim, 2001. | |||||||||||||||||||||
Il sagira ici détablir le rôle de la ville de Vérone à travers deux transpositions cinématographiques de lhistoire de Juliette et Roméo. Le choix de limiter lanalyse à Roméo et Juliette de Franco Zeffirelli (1968) et Roméo + Juliette (daprès William Shakespeare) de Baz Luhrmann (1996) dépend de plusieurs facteurs : la nécessité de circonscrire le travail, compte tenu du grand nombre de transcriptions de luvre; la possibilité danalyse de deux films qui, bien que différents, procèdent parallèlement surtout en ce qui concerne les modalités de représentation de la ville de Vérone ; la référence directe à Shakespeare des deux films, par rapport à dautres réalisations qui renvoient à la version de Luigi Da Porto, par exemple le Juliette et Roméo de Renato Castellani. Nous nous livrerons à notre analyse à partir de quelques considérations générales sur la localisation des aventures à Vérone, pour arriver à la description des lieux que les deux réalisateurs ont utilisés pour représenter la ville de Roméo et Juliette. Nous aborderons les points suivants : 1) la reconstitution shakespearienne de la tragédie et la notoriété subséquente de Vérone ; 2) la représentation de la ville donnée par Zeffirelli et par Luhrmann ; 3) lorganisation topologique de Vérone et la fonction narrative des lieux qui, dans ces films, la représentent. 1 Vérone, la ville de Roméo et JulietteComme on le sait lhistoire de Roméo et Juliette a été racontée par plusieurs auteurs 1: déjà Dante dans le Purgatoire (VI, 106) inaugure les noms des deux familles rivales ; en 1530 Luigi Da Porto raconte laventure de deux jeunes gens, reprise quelques années après par Matteo Bandello (1554) ; lhistoire est ensuite traduite en français par Pierre Boaistuau (1559) et, en 1562, Arthur Brooke en donne une version en anglais. Roméo et Juliette atteignent enfin la notoriété lorsque Shakespeare, en sinspirant de Brooke, écrit entre 1594 et 1597 sa version de la tragédie, qui deviendra le support dun mythe. Pour notre analyse des films de Zeffirelli et de Luhrmann, nous nous limiterons à une comparaison avec la version shakespearienne choisie par les deux réalisateurs comme texte original. Rappelons en outre que le dramaturge na pas choisi de situer laventure à Vérone mais que cette donnée relève de la tradition. Depuis toujours, au théâtre et au cinéma, les oeuvres de Shakespeare ont été réinterprétées et revues avec plus au moins de bonheur. Par exemple dénormes différences de mise en scène apparaissent dans les transpositions filmiques de Zeffirelli et de Luhrmann qui, à partir de la représentation de la ville, construisent deux mythes parallèles de Vérone. Naturellement, même si les deux réalisateurs respectent la trame, leurs choix entraînent des transformations qui modifient leffet de sens global et, par conséquent, changent radicalement les impressions du spectateur. Ce dernier peut préférer latmosphère traditionnellement italienne du film de Zeffirelli ou, au contraire, peut mieux sidentifier avec lactualité dune métropole américaine grâce à la caractérisation des lieux et des acteurs de Luhrmann. Si nous revenons à la version de Shakespeare, le fait que la tragédie de Roméo et Juliette se déroule à Vérone nest pas un élément important pour léconomie sémantique du texte. En effet la trame, lintrigue narrative et la possibilité de comprendre lhistoire et de participer de façon émotive au destin des deux personnages principaux restent inaltérées. Dans tous les cas, il pourrait sagir de nimporte quelle autre ville puisque dans le texte shakespearien Vérone nest absolument pas décrite et les mêmes faits pourraient se produire ailleurs sans pour cela que des modifications importantes interviennent sur le plan du contenu. La ville de Vérone est nommée peu de fois (13 fois environ) et elle assume un rôle narratif dans deux cas seulement, dans le Prologue au début, et dans le discours du Prince à la fin de la tragédie : lhistoire commence à Vérone et se conclut à Vérone et la ville, après la mort de Roméo et Juliette, recouvre à nouveau une fonction narrative importante puisque, dans les mots du Prince, elle evient un sujet collectif, social et qui juge. Non seulement le texte shakespearien ne décrit pas la ville, mais il nutilise pas non plus les potentialités sémantiques qui pourraient faire de Vérone un lieu particulièrement significatif. Cest justement le contraire qui est arrivé: la belle ville italienne a construit en partie son identité historique et culturelle sur la malheureuse histoire de Roméo et Juliette. En quatre siècles, elle est devenue une ville italienne connue dans le monde entier grâce à ce mythe. Qui a visité Vérone se rappelle quun itinéraire touristique à travers la ville inclut forcément une visite à la présumée maison de Juliette (du XIIIe siècle), un crochet par la maison qui est attribuée à Roméo (du XIVe siècle) et, dans certains cas, la visite de ce qui devrait être la tombe de Juliette (sarcophage du XIIIe siècle). En dautres termes, une grande partie de la visite de la ville reparcourt un mythe qui pourrait tout à fait être fondé sur un faux historique. Une telle organisation du parcours est confirmée par nimporte quel guide touristique qui y fait référence, ne serait quà partir dun titre comme Vérone, la ville de Juliette et Roméo. Arrêtons-nous brièvement sur lun de ces guides : dans les premières pages on trouve une peinture de Francesco Hayez (1791-1882) Le Baiser (1823) qui fait référence de façon évidente à Roméo et Juliette. De plus, à la page suivante, est citée la phrase prononcée par Roméo dans la scène 3 de lacte III2 " Il ny a pas de monde hors des murs de Vérone, mais purgatoire, torture, enfer lui-même. Le banni dici cest le banni du monde et lexil du monde est la mort " Naturellement dans le contexte original ces mots prononcés par Roméo à Frère Laurent ne constituent pas une valorisation de la ville mais sont le fruit du désespoir causé par lexil à Mantoue qui éloigne Roméo de Juliette. Nous pouvons conclure en affirmant que le succès de la tragédie shakespearienne a transformé la ville de Vérone en un lieu mythique et non pas le contraire. 2 Vérone au cinémaIl faut cependant considérer différemment les adaptations cinématographiques dont nous nous occupons. En effet, si dun côté la ville de Vérone nest pas un élément indispensable pour la mise en scène théâtrale shakespearienne, dun autre côté on peut remarquer que les réalisations filmiques ont décrit avec un soin extrême les lieux en déléguant à la représentation de la ville la vraisemblance historique de lévénement dans le cas de Zeffirelli, et la contemporanéité qui a transformé la tragédie en un film daction dans le cas de Luhrmann. Il faut noter que tout ceci est dautant plus intéressant que dans aucun des deux cas la ville reprise dans le film nest effectivement Vérone ! Dans la version de Zeffirelli le film, situé à la moitié du quinzième siècle, a été tourné dans trois régions différentes, en Ombrie (à Gubbio), en Toscane (à Pienza) et dans le Latium (à Tuscania et dans les studios de Cinecittà). Le film de Luhrmann a été réalisé au Mexique entre la capitale, la plage de Vera Cruz et beaucoup de reconstructions en studio. Ceci signifie que pour aucune des reprises le fantomatique balcon de la maison véronaise de Juliette na été utilisé. 2.1 La Vérone de ZeffirelliZeffirelli sest livré à une transposition assez classique et fidèle du texte du dramaturge anglais. Pour la première fois dans une version cinématographique de Roméo et Juliette, ce film utilise toutes les possibilités de la caméra (prises de vue panoramiques, etc.) sans tenter dimiter à tout prix un style rigoureusement théâtral comme cela sétait passé dans des films précédents, par exemple celui de Renato Castellani (1954). De son grand maître Luchino Visconti, Zeffirelli a hérité seulement le goût descriptif des détails et a représenté la ville de Vérone de la façon didascalique, esthétique et pédante qui caractérise depuis toujours ses films. Le paysage fin Moyen Age de la ville est le cadre idéal pour les tragédies romantiques, les duels, les rivalités et les mariages arrangés présents dans la tragédie. En même temps les costumes Renaissance des personnages renvoient à liconographie typique des tableaux de Piero della Francesca (1416-1492). Toutes choses égales par ailleurs, on éprouve limpression dassister à un film historique, fidèle au récit original dans la mesure où Zeffirelli, par le biais dune série de stéréotypes iconographiques dinterprétation facile et dune grande efficacité rhétorique, représente une image de Vérone qui synthétise à létranger lItalie, et en Italie sadapte parfaitement à la trame, abstration faite de certains éléments discutables (larchitecture, les rues, le paysage). Son choix de ne pas tourner le film à Vérone a probablement dépendu autant de la réelle difficulté de trouver un lieu actuel adapté à la période historique, que de la volonté de situer la tragédie dans un environnement reconnaissable comme typiquement italien pour un vaste public : il est évident que les places et la campagne de lItalie centrale se sont parfaitement prêtées à ce but. 2.2 La Vérone de LuhrmannMalgré le langage cinématographique violent et ironique qui rappelle quelques-unes des scènes les plus fortes des film de Quentin Tarantino et, en même temps les westerns de Sergio Leone pour la musique et pour la virtuosité des personnages à manier les révolvers, le film de Luhrmann mérite quelques commentaires supplémentaires en ce qui concerne laudace, la culture et la cohérence philologique avec lesquelles Shakespeare a été mis en scène. Si dun côté le réalisateur transforme complètement les coordonnées despace-temps de laventure et adapte chaque élément à cette nouvelle situation, dun autre côté il maintient la cohérence interne de la représentation de la ville imaginaire et la valeur narrative unique des événements. La Verona Beach du réalisateur australien provoque une certaine stupeur justement à cause de la façon dont il projette le spectateur dans un espace et dans un temps auxquels il ne sattend pas, grâce à une technique de montage vertigineuse3 des prises de vue initiales (lencadrement objectif irréel) qui déplacent chronologiquement les événements en catapultant laventure de nos jours comme sil sagissait dun voyage dans le futur4. Un tel procédé est très intéressant puisquil anticipe et préfigure les attentes du spectateur lequel, sil connaît bien loeuvre de Shakespeare, peut en apprécier le langage poétique, la fidélité philologique ou les écarts par rapport à loriginal qui de toute façon maintiennent une grande cohérence textuelle5. Dès le prologue, on peut deviner les transformations accomplies par le réalisateur : la scène montre un écran noir jusquà ce que la prise de vue se resserre sur une télévision. Le prologue, récité par une journaliste, est présenté comme une information du journal télévisé. Cette scène est suivie dune analepse qui couvre tout larc temporel du film, pendant lequel lhistoire respecte le cours chronologique des faits. Seulement à la fin, dans la dernière séquence du film, le spectateur se rend compte du temps circulaire du film6 et se rappelle avoir assisté à un journal télévisé : la télévision apparaît une fois de plus et la journaliste récite les mots du Prince de Vérone qui dans le texte de Shakespeare concluent la tragédie. Lhistoire tout entière se déroule vraisemblablement dans une Verona Beach qui est la synthèse de Miami, Los Angeles et San Francisco : cest une ville caractérisée par des bagarres entre bandes de jeunes, armés de révolvers et non plus dépées, par des images religieuses, des pilules decstasy, des prêtres brouillons en chemise hawaiienne, des manèges, des prostituées, des travestis, des clochards et des bars aux consonances shakespeariennes (" Rosencranskys ", " Le Marchand de Verona Beach ", " Prospero Whiskey "). Roméo et Juliette dans le film de Luhrmann sont les jeunes héritiers de familles dindustriels et leur pouvoir est représenté par deux gratte-ciel qui dépassent les autres et qui exhibent leur nom de famille en grands caractères lumineux. Malgré les inévitables transformations, tous les acteurs choisis pour interpréter aussi bien les rôles principaux que les secondaires restent fidèles à la caractérisation profonde donnée par le dramaturge anglais : une Juliette en jeans qui garde son caractère ingénu, doux et déterminé ; un Roméo habillé en Prada, toujours amoureux et romantique ; une nourrice vulgaire qui parle avec laccent latino-américain ; un Mercutio noir et génial qui garde ses dons oratoires même lorsquil récite habillé en drag queen. Donc, ces détails nenlèvent rien à la tragédie et, au-delà des apparences, ils en donnent de toute façon une version " classique ". Cette possibilité de transposition, qui reste vraisemblable dans des temps et des lieux différents, renforce la valeur atemporelle et donc le mythe même sur lequel se fonde la narration. 3 Les lieux de VéroneAprès avoir introduit les caractéristiques principales des films analysés, voici le moment dopérer une brève analyse comparée de la modalité de mise en scène de lhistoire de Roméo et Juliette. Nous avons réuni les événements de la tragédie en les subdivisant selon les lieux où ces faits se passent pour montrer lorganisation topologique de la ville de Vérone comme elle est représentée par les deux réalisateurs. Dans les deux cas, les stéréotypes iconographiques adoptés construisent lidentité de la ville. De cette façon, Vérone apparaît comme une ville ayant des caractéristiques historiques et culturelles - et une telle représentation influe sur leffet de sens propre à chaque film. Aussi bien Zeffirelli que Luhrmann ont utilisé des lieux circonscrits mais représentatifs et le choix de chacun des auteurs attribue à chaque lieu une valeur narrative spécifique. Une bonne partie du film de Zeffirelli se déroule sur une place, devant une église, dans les petites ruelles voisines et dans les cours de palais. Cette église reconstruite en studio rappelle sans surprise San Zeno, léglise la plus importante de Vérone consacrée au patron de la ville. Tout se passe dans les alentours de ce lieu particulièrement représentatif de la ville de Vérone, dans les ruelles dune cité médiévale intacte qui présente les caractéristiques dun bourg des collines de Toscane et contraste autant avec le style architectural actuel quavec le panorama plat de Vérone. Dans le film de Luhrmann les lieux les plus représentatifs de Verona Beach sont une place avec la statue du Christ sous les deux gratte-ciels des Montague et des Capulet et la plage de Sycamore Bay dont le nom fait écho au bois shakespearien. Sur la plage se trouvent les ruines de la façade dun théâtre qui dessinent une forme semblable à celle de léglise de San Zeno et de léglise reconstruite par Zeffirelli. Comme confirmation du fait que les deux lieux recouvrent la même valeur narrative, rappelons que la plupart des événements, qui dans le film du réalisateur italien ont lieu devant léglise, se passent ici près du théâtre antique qui contraste avec larchitecture totalement contemporaine de tout le reste. On peut donc attribuer au théâtre sur la plage un caractère intertextuel et revisité depuis au moins quatre cents ans, si nous nous limitons exclusivement à la tragédie de Shakespeare. Maintenant, nous subdiviserons les lieux à partir des procédures de spatialisation, cest-à-dire les modalités selon lesquelles les espaces ont été installés dans les deux films. Dans les deux cas, il y a une opposition évidente dans la mise en scène de lespace familier (Vérone) vs lespace étranger (lailleurs, Mantoue, la campagne). Suivant la tradition de Greimas7, nous appellerons lespace familier de la ville espace topique et nous réunirons les autres espaces sous la définition despace hétérotopique : le premier est lespace de référence, le lieu où se passent les événements, dans notre cas Vérone ; le second synthétise tous les espaces de lailleurs proches de lespace de référence. Il est utile dintroduire une sous-articulation de lespace topique et familier, en le divisant en espace paratopique et en espace utopique : le premier est lespace où sacquièrent les compétences, cest-à-dire le dépassement des épreuves nécessaires aux protagonistes de lhistoire pour atteindre ce quils désirent ; le second est le lieu où advient la performance, ce moment narratif où le protagoniste de lhistoire sunit avec lobjet de valeur8 (dans ce cas lorsque Roméo et Juliette peuvent finalement être ensemble). 3.1 La ville et la campagne : espace topique vs espace hétérotopiqueDans loeuvre shakespearienne, les événements racontés nous permettent de distinguer lespace topique de lespace paratopique même si le théâtre offre moins de possibilités de mettre laccent sur cette différence. Dans les films analysés, elle est résolue par une ample utilisation de séquences panoramiques. Aussi bien le film de Zeffirelli que celui de Luhrmann commencent sur le prologue récité et une prise de vue panoramique des villes respectives, dont lenjeu est dintroduire la reconstitution. Dans le film de Zeffirelli, les prises de vue panoramiques successives indiquent les déplacements des personnages : Roméo qui court à laube, à travers la ville et le bois pour arriver chez Frère Laurent à la campagne ; le page de Roméo qui le rejoint à Mantoue ou bien le prêtre chargé de lui annoncer la mort apparente de Juliette. Les prises de vue de la campagne soulignent surtout la distance entre la ville et les lieux décentrés. Il ne faut pas sous-estimer non plus la fonction esthétique des prises de vue, très chère à Zeffirelli, qui contribue à caractériser le paysage en renforçant limage stéréotypique de lItalie proposée au spectateur. Luhrmann se livre à une utilisation beaucoup moins romantique des séquences panoramiques par rapport au réalisateur italien et les utilise pour mettre laccent sur la violence dune Vérone postmoderne dans un milieu où la trame tragique nest pas du tout surprenante. Et, en effet, une des premières prises de vue de Verona Beach apparaît dans le fondu de lincendie de la station-service où les Montague et les Capulet se sont affrontés à coups de révolver. Luhrmann, comme Zeffirelli, souligne le contraste entre architecture urbaine et campagne déserte en montrant les parcours réalisés par les acteurs et, surtout, utilise les prises de vue subjectives pour suivre les déplacements en hélicoptère du Prince de Vérone qui dans ce film est un capitaine de la police. En résumé, les prises de vue panoramiques sont utilisées par les deux réalisateurs pour mettre en évidence le contraste entre lieux citadins-familiers et les lieux périphériques-étrangers. La forte opposition qui émerge dans les deux cas entre espace topique (Vérone) et espace hétérotopique (lailleurs) accentue chez le spectateur limpression de la centralité de la ville comme noyau de la tragédie. Lunique exception est la cellule de Frère Laurent où beaucoup de faits importants se produisent et, pour cela, même si elle se trouve en dehors du centre de la ville, elle doit être considérée comme espace topique. De plus, au moins dans un cas, lhabitation du frère peut être définie comme espace paratopique : la circonstance est celle du mariage de Roméo et Juliette qui, contrairement à ce qui se passe chez Shakespeare, est représenté par les deux réalisateurs. Le mariage a vraiment dans cette histoire la valeur narrative de la compétence à acquérir puisquil est le premier pas que les deux jeunes gens doivent accomplir pour pouvoir vivre ensemble. 3.1.1 La place et la plage : entre lespace topique et lespace paratopiqueDans le film de Zeffirelli les scènes de bagarres entre Montague et Capulet, jusquà la mort de Mercutio et de Tybalt, se déroulent sur la place de la ville, théâtre de la majeure partie des événements. Luhrmann représente les bagarres entre les deux familles principalement dans trois endroits : laire dune station-service ; la plage de la baie de Sycamore où Mercutio est tué par Tybalt sur les ruines du théâtre antique ; la place avec la statue du Christ près des gratte-ciels des deux familles où Roméo tue Tybalt. Dans tous les cas la baie de Sycamore avec les ruines du théâtre est le lieu le plus représenté. Elle occupe la même fonction narrative que le parvis de léglise que Zeffirelli élit comme endroit principal. Là où Shakespeare et Zeffirelli préfèrent les rues et les places, Luhrmann choisit la plage, territoire jeune et libre par excellence loin du contrôle des adultes et de lhélicoptère du Prince. Sycamore Bay est donc lendroit où Roméo mélancolique fume assis sur les ruines du théâtre antique et se confie à Benvolio sur lamour ; les Montague masqués se rencontrent pour aller à la fête des Capulet ; Mercutio récite ses monologues surprenants. En résumé ces lieux peuvent tous être réunis sous létiquette despace topique puisque ce sont exactement les espaces qui, dans les deux films, construisent lidentité citadine et informent le spectateur sur lorganisation topologique de Vérone. Dans un cas seulement la place de Zeffirelli et la plage de Luhrmann deviennent des espaces paratopiques : cest le moment de la rencontre de Roméo et de la nourrice de Juliette, une étape nécessaire qui précède le mariage. 3.1.2 Le jardin de maison Capulet : lespace paratopiqueLa rencontre furtive de Roméo et Juliette après la fête, dans le texte original, est traditionnellement représentée entre le jardin des Capulet et le balcon de la maison. Une solution analogue est choisie par Zeffirelli alors que dans le film de Luhrmann la rencontre se fait dans le jardin et dans la piscine de la maison où Roméo et Juliette réussissent à éviter la surveillance des gardiens. Donc le jardin de la maison Capulet dans les deux films, exactement comme cela se passe dans le texte shakespearien, est le premier lieu de rencontre privé entre Roméo et Juliette et pour cela peut être défini comme espace paratopique. 3.2 Mantoue : espace hétérotopiqueSur Mantoue Shakespeare ne donne aucune indication. Dans les films que nous avons analysés, Mantoue nest pas montrée mais les prises de vue panoramiques qui synthétisent le parcours pour latteindre accroissent leffet de sens dune certaine distance de Vérone. Dans le texte original comme dans les transpositions filmiques, Mantoue représente lailleurs par rapport à Vérone. Loin de tous les événements de lhistoire, il sagit du lieu qui mantient le protagoniste temporainement à lécart de Vérone (dans un palais antique dans le film de Zeffirelli et une roulotte dans le film de Luhrmann) mais ne fait pas obstacle à sa décision de rentrer en ville dès quil croit que Juliette est morte. Mantoue est donc lespace hétérotopique par excellence. 3.3 Cimetière : espace utopiqueLes dernières scènes du texte original se déroulent chez lapothicaire où Roméo achète le poison, au cimetière et sur la place où le Prince prononce le discours conclusif. Zeffirelli omet la visite chez lapothicaire et le meurtre de Paris au cimetière blessé à mort par Roméo. La tombe de la famille Montague et le cimetière sont cohérents par rapport à lorganisation chronologique et architectonique de tout le film. Dans le film de Luhrmann, au contraire, le cimetière est un lieu patiné, psychédélique et pas du tout terrifiant. Le cours des événements originaux est respecté en ce qui concerne la visite chez lapothicaire mais, à la place du meurtre de Paris, Roméo, poursuivi par la police, prend en otage un prêtre qui surveille le sépulcre. De plus, Luhrmann propose une solution qui ne respecte pas celle de Shakespeare mais qui fait quand même partie de la tradition de différentes versions qui anticipent le réveil de Juliette au moment où Roméo va boire le poison : les deux jeunes gens échangent quelques mots avant la mort de Roméo qui se rend compte trop tard du réveil de Juliette et a déjà bu le poison. Même sil ne sagit pas dun choix original, la volonté de Luhrmann dinsérer un ultime dialogue entre les deux amants est intéressante puisquelle augmente la tension du spectateur qui, même sil connaît la trame, espère une fin heureuse. La scène se termine par le suicide de Juliette avec le révolver de Roméo. La dernière scène diffère du modèle à cause de larrivée tardive de Frère Laurent et de la police: cette scène est subsituée par une brève séquence qui représente un flashback au ralenti du moment de bonheur que vivent Roméo et de Juliette échangeant leur premier baiser dans la piscine. Au-delà des différences scénographiques entre les deux films et des changements par rapport à la trame originale de Shakespeare, le cimetière peut être défini comme un espace utopique puisquil représente, après la rencontre et la nuit passée ensemble dans la maison des Capulet, le lieu unique dunion effective entre Juliette et Roméo. Une union paradoxale dans la mort qui représente de toute façon le choix le plus souhaitable pour les deux protagonistes lesquels, pour avoir un destin commun, sont disposés au suicide.
Après avoir décrit la fonction narrative des lieux représentés qui constituent dans les deux films lidentité de Vérone, le moment est venu de faire une brève conclusion. La reconstitution de lhistoire de Roméo et Juliette précisément à Vérone, comme nous lavons déjà dit, ne relève pas dun choix conscient de Shakespeare - dautant plus que le dramaturge anglais, avec le style laconique qui caractérise ses indications de mise en scène, ne décrit pas la ville. On sait aussi que Shakespeare navait pas les idées très claires à propos de la géographie italienne ; de plus il partageait sur lItalie les stéréotypes culturels de son époque. Pour Shakespeare, Vérone nest rien dautre quune ville italienne comme les autres aux coordonnées géographiques mal définies, à tel point que dans Les deux gentilhommes de Vérone (1590-1596), la ville est présentée comme communiquant avec Milan par voie deau. Il est donc plus que probable que Vérone, dans le contexte du drame élisabéthain, constituait une scène conventionnelle à fonction évocatrice de nimporte quelle aventure caractérisée par des passions, des drames amoureux et des réconciliations. En somme, Vérone était une ville des amours avant Shakespeare ; pour lui, elle se transforme en la ville des amours, digne dabriter laction de deux pièces, et après lui elle devient tout bonnement le théâtre mythique - et indéfiniment exportable - des amours tragiques.
SCHEMA DEFINITIONS DE LESPACE
Notes1 Cf. Romano, Angelo (éd.), Le storie di Giulietta e Romeo, Rome, Salerno Editrice, 1993. [torna al testo] 2 " Roméo et Juliette ", Shakespeare uvres Complètes, Paris, Gallimard, coll. " La Pléiade ", 1959 (p. 509).[torna al testo] 3 À propos du montage au cinéma voir Eisenstein, Sergej, Teoria generale del montaggio (1937), Venise, Marsilio, 1985.[torna al testo] 4 Lencadrement dit objectif irréel (reprises à partir de lieux impossibles, prise de vue en chute libre) bouleverse la perception de la situation et présuppose un savoir métadiscursif. A ce propos cf. Casetti, Francesco et Di Chio, Federico, Analisi del film, Milan, Bompiani,1990. Sur lénonciation cinématographique et sur le point de vue au cinéma, voir Fontanille, Jacques, Les espaces subjectifs, Paris, Hachette, 1989.[torna al testo] 5 À propos du concept de Lecteur Modèle (qui ici devient le Spectateur Modèle) cf. Eco, Umberto, Lector in fabula, Milan, Bompiani, 1979 (trad. franç. Lector in fabula, Paris, Grasset, 1985) ; I limiti dell'interpretazione, Milan, Bompiani, 1990 (trad. franç. Les Limites de l'interpretation, Paris, Grasset, 1992) ; et Six Walks in the Fictional Woods, Cambridge, Harvard U.P., 1994 (trad franç. Six promenades dans les bois du roman et ailleurs, Paris, Grasset, 1996).[torna al testo] 6 Le temps circulaire dun film prévoit une succession des événements ordonnée de façon à ce que le point darrivée soit identique à celui de départ (cf. Casetti, Di Chio op. cit.).[torna al testo] 7 Cf. Greimas, Algirdas-J., Du sens, Paris, Seuil, 1970 et Du sens II. Essais sémiotiques, Paris, Seuil, 1983 ; Greimas, Algirdas-J., Courtés, Joseph, Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Paris, Hachette, 1979 et Greimas, Algirdas-J, Courtés, Joseph (éds.), Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du langage II, Paris, Hachette, 1986. [torna al testo] 8 Voir schéma à la fin du texte: : DEFINITIONS DE LESPACE.[torna al testo] BIBLIOGRAPHIECASETTI, Francesco CASETTI, Francesco, DI CHIO, Federico DELEUZE, Gilles ECO, Umberto EISENSTEIN, Sergej FONTANILLE, JACQUES GREIMAS, Algirdas-J. GREIMAS, Algirdas-J., COURTÉS, Joseph GREIMAS, Algirdas-J, COURTÉS, Joseph (éds.) MARTINI, Stelio METZ, Christian ROMANO, Angelo (éd.) SHAKESPEARE, William |