Michela Deni

LA CONSTRUCTION SÉMIOTIQUE D’UNE INTERFACE CONVIVIALE

pubblicato in: FONTANILLE, Jacques (ed.), Des thèories aux problématiques, Actes du Congrès de l'Association Française de Sémiotique, SÉMIO 2001, Limoges: Pulim (CD-ROM), 2002

Introduction

Il y a principalement trois éléments qui déterminent l’aspect d’un objet et l’organisation de son interface : l’économie, le progrès technologique et la mode. Pour des raisons de pertinence nous nous occuperons seulement des deux derniers, le progrès technologique et la mode : les interfaces des objets techniques (la prise d’un stylo) et celles des objets technologiques (les commandes d’un appareil photo digital), sont sujets à l’évolution technologique et à la tendance esthétique de la culture dominante. Ces deux aspects s’influencent réciproquement. Nous considérons l’évolution technologique autant comme la découverte de nouveaux matériaux et les différentes possibilités de travailler ces matériaux que comme la mise au point de nouvelles technologies : par exemple la production de matières plastiques "agréables" au toucher et "chaudes", mais aussi la possibilité de relier des ordinateurs entre eux ou avec d’autres objets numériques sans la nécessité d’avoir recours aux câbles. C’est pour cela qu’il est difficile de trouver des stylos, des rasoirs et des brosses à dents sans la poignée en élastomère et en même temps, nous commençons à nous énerver face à l’énorme quantité de câbles qu’il nous semblait évident d’avoir sous notre table de travail pour relier les ordinateurs semi-transparents à des imprimantes arrondies, des modem colorés, des scanners ergonomiques et ainsi de suite1. Naturellement chaque innovation technologique introduit des esthétiques différentes et une certaine homologation du goût, à tel point que l’on arrive à apprécier des formes qui de prime abord semblent désagréables. Dans certains cas on arrive même à garder des formes traditionnelles, afin de ne pas dépasser l’esthétique dominante, même lorsque la technologie nous le permettrait. Ce destockage impose ses rythmes à toute innovation esthétique et technologique.

Notre intervention naît de la curiosité pour les objets contemporains et pour l’évolution des formes de ces objets qui, à travers leurs interfaces, communiquent avec l’utilisateur. Nous essaierons de comprendre le concept d’interface : ce qu’est un objet convivial et la valeur que nous lui attribuons, la bonne qualité d’une interface et l’usabilité en tant que simplicité d’usage d’un objet et, enfin, les objets sans interface du futur immédiat (ou avec interface sujet/sujet ou objet/objet2), les infoménagers.

1 Interface et objets

L’interface est un espace communicatif qui synthétise la relation entre objet, utilisateur et action3. Nous pouvons affirmer comme de Kerchove que l’interface d’un objet représente "la peau de la culture"4 puisqu’à travers la forme et les matériaux qui le composent, l’objet fournit des informations sur l’utilisateur possible, sur la personne qui l’a créé, sur les pratiques d’utilisation, sur le temps et sur le lieu où il naît. Tous les objets d’usage communiquent aux utilisateurs des actions, des programmes d’action et des valeurs à travers l’interface qui, n’étant pas un objet spécifique ni une partie immédiatement identifiable, comporte à chaque étape une construction sémiotique différente et, dans les mêmes termes, une interprétation sensible ou cognitive différente. Cela signifie qu’il n’existe pas de règles générales pour la bonne construction d’une interface ni pour son efficacité communicative par rapport à l’utilisateur et qu’il n’existe pas non plus des principes de construction différents qui puissent s’étendre à des typologies d’objets. L’évolution actuelle des interfaces nous amène à dire qu’elles sont organisées à partir de chacun des objets, de la fonction que ces objets accomplissent, des utilisateurs pour lesquels ils ont été produits et que leur efficacité dépend de la relation entre la fonctionnalité communicative d’un objet et sa fonctionnalité opératoire. De plus, les différents éléments qui dans l’ensemble peuvent être individualisés comme constitutifs de l’interface d’un objet ont même des caractéristiques toujours différentes que nous pouvons synthétiser dans la présence des boutons, des couleurs, dans la discontinuité des surfaces, des icônes, des symboles, des sons, des bruits. Chacune de ces modalités de sémiose met en scène un processus interprétatif différent à divers niveaux, c’est-à-dire que la modalité d’interprétation que l’objet demande à l’utilisateur comporte son adhésion - consciente ou pas - à des pensées, des modes, des gestes et des parcours d’action.

Dans l’interprétation d’un objet, il est tout d’abord nécessaire de distinguer le niveau cognitif immédiat du niveau pragmatique qui, seulement dans un deuxième temps, passe par la dimension cognitive. Par exemple, culturellement, nous sommes habitués à attribuer certaines significations à des formes et à des couleurs (les boutons d’alarme rouges), à des icônes ou à des symboles diffus dans chaque pays puisque de telles informations se servent d’un savoir appris et de capacités mnémoniques qui ne demandent pas de gros efforts cognitifs. Dans d’autres circonstances au contraire, la communication de l’interface passe à travers la dimension pragmatique pour arriver seulement dans un deuxième temps, et pas nécessairement, à la conscience cognitive : ceci arrive par exemple dans le cas des objets que nous apprenons à manipuler grâce aux informations sensibles qu’ils nous renvoient à travers la texture de leur matériau ou leur forme (par exemple la conformation de certains modèles de souris en modifie la prise habituelle). Ces deux modalités sémiotiques de communication, à travers la dimension cognitive et à travers la dimension pragmatique, sont rarement séparables et tendent souvent à procéder contemporainement : en effet, une interface qui privilégie une sémiose perceptive et qui se fraye un chemin à travers le toucher (surfaces discontinues) ou l’ouïe (sons et bruits de retour), est le plus souvent aidée par des éléments graphiques (couleurs, icônes, symboles) qui privilégient la dimension cognitive. Toutefois, comme le savent tous ceux qui ont utilisé un objet ayant différentes fonctions, les interfaces qui proposent autant la solution cognitive que la solution sensible ne sont pas toujours les plus efficaces : par exemple dans certains cas les boutons tactiles que on trouve dans les trains (les "pendolini" italiens), qui demandent à être effleurés, entrent en contradiction avec les actions suggérées par les icônes5.

La sémiose perceptive qui se base sur la dimension pragmatique jouit actuellement d’un grand succès au niveau de la conception. En effet dans la création d’objets et d’interfaces, la sphère du sensible est toujours plus spécialisée et s’oriente avec succès vers la découverte des deux autres sens jusqu’à présent inutilisés, l’odorat et le goût. En ce qui concerne les odeurs, l’expérimentation a lieu déjà de longue date si nous pensons aux objets à sentir pour les enfants, à la boîte de biscuits Mary biscuit qui sent la vanille, conçue par Giovannoni pour Alessi, et à la création sur internet de sites qui proposent des liens qui lors du clic diffusent des odeurs à travers notre ordinateur. Le sens même du goût existe aussi dans le domaine informatique. Il a été conçu, paraît-il, une imprimante qui nous permettra d’expérimenter des saveurs de synthèse grâce à la production de gaufrettes à goûter. Parmi ces exemples, certains utilisent la dimension sensible comme interface (souris qui nous donnent des informations tactiles sur le contour des objets qui apparaissent sur l’écran de l’ordinateur, des odeurs qui nous guident dans un parcours à l’intérieur d’un site et ainsi de suite) ; d’autres valorisent les sens pour une sorte de rematérialisation du corps, dans une expérience qui n’est pas compatible avec le concept de réalité virtuelle. Au contraire, on a recours à l’univers virtuel pour réaliser et mettre en valeur des expériences perceptives difficilement réalisables autrement, puisque " la vraie nature de la réalité virtuelle ne se limite pas à produire des objets, mais aussi à étendre et à diffuser des sujets " (de Kerchove 1995 : 109 notre traduction).

Un des objets qui actuellement synthétise le mieux les progrès de la conception d’objets technologiques est le portable, qui vieillit toujours plus rapidement grâce à l’innovation continue. De plus, la possibilité de miniaturisation lui permettrait de disparaître s’il n’y avait pas un problème de reconnaissance et la volonté d’un minimum d’ancrage au concept fonctionnaliste de forme qui suit la fonction. Plusieurs modèles de portables sont très avancés aussi en ce qui concerne la communication de l’interface et, plus ils sont spécialisés, plus ils utilisent des interfaces simples (par exemple des figures qui rappellent les bandes dessinées), malgré les grandes prestations technologiques et la toujours plus grande quantité de fonctions. Actuellement, même si elles gardent une certaine sobriété esthético-fonctionnelle, les interfaces des portables sont conçues aussi avec un soin des synesthésies : il y a les bruits, les nouveaux matériaux agréables au toucher, la possibilité d’actions directes sur l’écran au point de faire oublier la médiation entre utilisateur, objet et action dans l’interface (certains portables permettent de prendre des notes avec un crayon spécial grâce à l’écran tactile). A l’appui de cet intérêt pour les synesthésies, en naviguant par exemple sur le site Motorola, on peut trouver un espace consacré aux cinq sens (http ://www.motorola.it/v/udito/index.html), liés plus ou moins indirectement aux possibilités futures des produits ou au style de vie de l’utilisateur modèle (thérapies ayurvédiques, cuisine bio, etc.). N’oublions pas que la proposition de valorisation synesthésique de Motorola est mise en pratique avec le dernier modèle de téléphone portable, le Motorola Accompli A6188 (photo 1), sensible au toucher puisque sans clavier et avec les icônes de fonction sur l’écran. Il s’agit d’un portable composé de deux parties (écran et couvercle avec écouteur), davantage semblable à un ordinateur de poche qu’à un téléphone puisque l’écran est plus grand que la normale et occupe totalement l’espace qui est ailleurs consacré au clavier. Les icônes sur l’écran sont à tous les niveaux conviviaux : un bloc pour les notes avec le crayon, une bulle de bande dessinée avec un téléphone pour retrouver les coups de téléphone reçus ou envoyés, une enveloppe pour les messages, un calendrier pour l’emploi du temps et ainsi de suite, dans la volonté explicite d’éviter des fonctions arbitraires pour lesquelles il faut le mode d’emploi. Pour continuer dans l’image des simplicités d’usage et de la convivialité, sur le site de Motorola on trouve aussi un simulateur de fonctions.

Comme on peut l’imaginer, une analyse diachronique et ponctuelle de l’évolution de l’interface conduite sur un corpus plus ample de portables nous permettrait d’identifier les tendances du design, les aspects de la communication qui sont privilégiés dans cette période par rapport à l’ensemble des fonctions possibles, et les caractéristiques qui dans un portable font d’une interface une bonne interface.

Après ce panorama d’exemples, essayons de comprendre la signification d’une interface conviviale à partir des concepts de "bonne qualité" (d’une interface) et de simplicité d’usage d’un objet (usabilité).

2 Bonne qualité et simplicité d’usage (usabilité)

Il est superflu de démontrer que la bonne qualité ou non d’une interface ne varie pas seulement sur la base de la relation entre fonctionnalité communicative et fonctionnalité opératoire d’un objet, c’est-à-dire son efficacité à communiquer ses propres fonctions et son fonctionnement effectif. Au contraire la bonne qualité d’une interface est dans beaucoup de cas un effet de sens produit par différentes caractéristiques de l’objet, pas toujours vérifiables ou correspondantes à l’état réel de la situation d’utilisation. La construction généralisée des interfaces évolue dans un langage homologué qui est étendu à des typologies d’objets très différentes aussi entre elles et donc il peut arriver qu’un mixer et un magnétoscope partagent les mêmes types de boutons et d’icônes sans raison. Ceci peut entraîner des court-circuits interprétatifs qui rendent obscur le fonctionnement de l’objet. Dans d’autres cas une telle homologation, permettant une organisation sémiosique plus économique grâce à l’emploi de codes déjà connus de l’utilisateur, produit des interfaces efficaces par rapport aux fonctions d’usage (par exemple certains appareils photo digitaux utilisent l’icône de la corbeille introduite par les Macintosh pour "jeter" les photographies qui ne doivent pas être mémorisées).

Actuellement l’attention portée à la conception des interfaces des objets prend toujours plus d’importance, au point de déterminer le succès d’un objet. Ceci comporte une attention croissante à la construction d’interfaces justement définies comme de "bonnes interfaces" par la simplicité des points d’intervention, l’efficacité des actions possibles, les résultats obtenus. De telles caractéristiques contribuent normalement à construire une forte valeur qui va dans le sens d’une convivialité générique de l’objet : il s’agit de simplicité d’usage (l’usabilité ), une valeur en bonne et due forme du bon design6 (qui revient dans cette période avec une certaine fréquence). L’usabilité est définie comme la simplicité d’usage d’un objet, qualité représentée par la simplicité du système qui permet à l’usager de faire fonctionner l’objet d’une façon linéaire et logique par rapport aux actionnes à accomplir. Cette qualité est vraiment la conséquence d’une bonne interface puisque les objets qu’on peut reconnaître comme simples à l’usage, fonctionnent d’habitude bien à niveau opératoire et communiquent à l’usager les opérations à accomplir avec succès. Dans ce cas nous parlerons d’usabilité apparente, quand un effet communicatif efficace ne correspond pas à une véritable usabilité fonctionnelle. La convivialité est alors seulement un effet de surface produit par la communication du design de l’objet.

Naturellement le concept de simplicité d’usage est assez générique et varie selon l’objet choisi : en termes abstraits la simplicité d’usage est la synthèse d’un rapport équilibré entre la fonctionnalité communicative et la fonctionnalité opératoire d’un objet. D’autre part, même si ces paramètres sont vérifiables directement sur l’objet, la simplicité d’usage, qui contribue à déterminer une interface conviviale est elle-même une construction sémiotique dans beaucoup de cas. En d’autres termes, le fait que l’objet soit effectivement utilisable importe peu, ce qui est important au contraire c’est qu’il le paraisse vraisemblablement déjà à partir de son aspect morphologique, comme cela arrive dans le cas de notre Motorola Accompli. Naturellement cela pourrait tout de même signifier que l’effet de sens de simplicité d’usage coïncide avec l’efficacité de la prestation. Rappelons qu’ici, nous ne sommes pas en train d’évaluer l’efficacité factitive des objets sur les utilisateurs ni la prestation réelle de l’objet, mais la construction sémiotique de la valorisation de la convivialité (ses connotations) et les parties matérielles qui constituent le corps visible de l’objet en prenant en charge cette valeur.

3 La convivialité comme valeur

Actuellement les définitions implicites ou explicites des interfaces conviviales ou de user friendliness se trouvent partout : dans les publications, dans les revues spécialisées, dans les publicités d’objets et dans les manuels d’instruction. Si nous regardons autour de nous, nous comprenons bien comment la convivialité d’une interface est la synthèse de caractéristiques et de qualités parfois variables et surtout, selon les périodes, très différentes entre elles. De telles caractéristiques ont un unique point commun, celui de la gratification de l’utilisateur, et vont toutes dans cette direction grâce à l’aspect apparemment intuitif de l’objet. La convivialité d’une interface ne correspond pas à des éléments matériels ou à un état réel de l’objet, mais elle est simplement la construction sémiotique d’une valorisation, exactement comme cela arrivait il n’y a pas très longtemps avec les objets dits "ergonomiques". Et ce n’est pas par hasard si plusieurs objets que l’on fabriquait avant et qui se disaient ergonomiques renaissent actuellement sous l’apparence d’objets à interface conviviale, autant quand il ne s’agit pas d’objets technologiques (doués de modes d’emploi) mais d’objets techniques caracterisés par leurs formes ludiques. En tout cas, il faut définir d’une part les caractéristiques d’un objet ergonomique, d’autre part celles d’un objet convivial. Les objets ergonomiques peuvent être décrits sur le plan modal comme des objets qui communiquent à travers la sémiose perceptive et manipulent l’usager au niveau sensible à travers des formes de prescriptions matérielles7: par exemple, le fait de devoir adopter la posture prévue par l’empreinte, peut être exprimé en termes sémiotiques par les parcours des modalités déontiques (devoir-faire). Au contraire, les objets que d’habitude on peut identifier comme conviviales, manipulent l’usager sur le plan cognitif à travers des conseils ou des prescriptions masquées comme des propositions cognitives: il s’agit d’objets qui, à travers l’interface, proposent à l’usager l’apprentissage d’un savoir-faire et d’un pouvoir-faire qui, dans certains cas, se transforme dans le simulacre d’un vouloir-fare, par exemple quand l’usager imagine accomplir tout le parcours d’action possibles afin d’exploiter les fonctions de l’objet.

Au-delà de sa définition, la construction sémiotique de la valeur de convivialité doit surtout être considérée comme un contrat de confiance explicite ou implicite proposé par l’objet à l’utilisateur. Un tel contrat se base sur un certain nombre de qualités interdéfinies qui soulignent la convivialité mais qui sont totalement liées à la période dans laquelle nous vivons : en d’autres termes, un portable d’il y a deux ans avec une interface conviviale a sûrement perdu les effets de sens de la convivialité qui l’accompagnaient et de la même façon, le projet d’un portable à échéance de deux ans est encore trop loin pour le considérer comme convivial. Ceci démontre que la convivialité d’une interface est un effet de surface qui dépend d’une usabilité apparente: en d’autres termes on peut traiter la convivialité comme une valeur temporelle qui existe comme procès embrayé (je, ici et maintenant) et qui varie selon le contexte d’énonciation. Autrement dit, c’est une valeur à durée temporelle circonscrite et qui ne peut être projetée dans le futur, mais au contraire qui est strictement liée à la circonstance, au temps et au lieu de mise en scène de l’objet.

Pour expliciter comment fonctionne la construction sémiotique de cette valorisation, essayons de synthétiser les caractéristiques qui définissent un objet convivial. Chacune de ces propriétés prise en elle-même a une signification assez générique, à tel point que, débrayée ailleurs, elle pourrait même prendre en charge des connotations opposées. C’est pour cela que nous n’envisagerons pas de telles caractéristiques une à une mais seulement dans le résultat final d’ensemble (la convivialité). De ce point de vue la convivialité est une configuration de propriétés. Normalement - s’il ne s’agit pas de haute-technologie - un objet user friendly est esthétiquement agréable, et peut être caractérisé par des morphologies anthropomorphes ou zoomorphes : s’il est un appareil électroménager il a des couleurs claires ou relaxantes, des formes arrondies et le matériel prévalent est le plastique satiné ou translucide, intégré avec un matériel plus mou et "chaud" comme la gomme. De telles caractéristiques morphologiques assument dans l’objet convivial des connotations de nature (vs culture), d’objet analogique (vs numérique), de simplicité d’usage, de technologie, d’efficacité, de simplicité d’entretien, d’affectivité, d’aspect ludique, de délicatesse, d’intimité, de sensorialité. Et plus généralement, la valeur de convivialité d’un objet ou de son interface représente le simulacre du sensible à travers l’esthésie réelle ou évoquée par les formes8. De telles valeurs sont attribuées à certaines formes et à certains matériaux sans aucune raison précise et l’effet de sens global de plaisir entraîne le fait que ces objets sont perçus comme s’ils fonctionnaient mieux que les autres indépendamment de ce qui arrive en réalité. Rarement, l’aspect ergonomique de ces objets dérive aussi des standards anthropométriques prescrits par l’ergonomie mais il est communiqué à travers les couleurs pastel, les matériaux et les formes qui simulent les empreintes (sur les boutons), les postures correctes et la maniabilité. Voici encore un autre élément significatif pour la construction sémiotique de la convivialité, qui est le choix du nom donné à l’objet : en effet, les objets les plus "conviviaux" ont des noms qui proposent à l’utilisateur un rapport émotif et ludique9 à l’intérieur d’un programme narratif spécifique des simplicités d’usage, de quotidienneté et de personnalisation du produit (par exemple l’ordinateur I-Mac ; les portables Alcatel One Touch, Philips Génie et Talkabout Motorola). Tous ces détails contribuent sur le plan du contenu à produire l’effet de sens global de "convivialité".

Outre les formes et les matériaux, il y a d’autres éléments qui constituent la valeur de convivialité de l’interface des objets technologiques comme par exemple l’organisation de la zone des commandes, et la possibilité de sélection des actions. Les objets user friendly, en particulier ceux qui sont multifonctionnels, ont normalement une ample zone consacrée à une légende avec des icônes qui - tout comme le fait notre portable Accompli - utilise des dessins type bande dessinée pour continuer ce processus de tranquillisation typique de toute interface conviviale. On peut observer une tendance générale qui établit une proportion inverse entre la qualité technologique effective de l’objet et l’ostentation du panneau de commandes : en effet, il est plus probable de voir une interface complexe qui montre beaucoup de fonctions lorsque l’objet possède un faible profil technologique que le contraire, puisqu’une technologie sophistiquée n’a pas besoin de souligner avec des boutons colorés et bruyants ses propres potentialités de prestations.

En ce qui concerne la sélection des actions, il est intéressant de s’arrêter sur les objets conviviaux, dont beaucoup sont caractérisés par une présélection de départ faite par le concepteur. En effet, lorsque l’interface est efficace, elle exerce un certain pouvoir factitif sur l’utilisateur et, à travers des prescriptions cognitives, le dirige vers des usages stables a priori, en lui laissant le moins de possibilités d’exploration possibles. De plus, la volonté de réduire au minimum les échecs entraîne des enchaînements d’actions et des syntagmes gestuels prévus, et ceci rend difficile l’accès aux sous-programmes nécessaires pour les fonctions hiérarchiquement inférieures : par exemple, insérer les adresses dans l’agenda électronique ou mixer les fruits dans le mixer sont bien évidemment des actions envisagées par les concepteurs comme programmes narratifs de base, par rapport au classement des adresses par date d’insertion ou aux diverses manières de hacher les morceaux de fruits. Ces dernières possibilités de choix sont réalisables mais, dans la majorité des cas, elles obligent à la lecture des modes d’emploi de l’objet puisqu’elles ne sont pas communiquées par l’interface qui est un instrument de valorisation et de hiérarchisation des programmes d’action. Dans la modalité friendly, l’objet tend à provoquer de vrais scénarios d’usage au point que l’utilisateur se retrouve à prendre en charge des rôles assez rigides, même dans le cas d’objets qui prévoient apparemment une certaine variabilité d’action : le traitement de texte avec lequel je travaille (Word) en est un exemple de ce qu’on vient de dire, il a beaucoup de fonctions que je ne connais pas mais -ne pouvant pas toutes les mettre en évidence - il doit communiquer en supposant les nécessités et les désirs de l’utilisateur moyen. Ceci entraîne que la liberté absolue (apparente) dans laquelle je travaille se heurte autant avec la fonctionnalité communicative du programme (quelle est l’icône qui m’indique que je peux dessiner un schéma?) qu’avec sa fonctionnalité opérative (est-il impossible d’insérer des photos dans le texte parce que je ne trouve pas l’icône ou parce que ce n’est pas une action possible?).

4 Infoménagers pour le futur

Les objets qui résument le mieux les caractéristiques de convivialité décrites jusqu’à présent et qui, sur le plan de la création de projets, sont le plus avancés, sont sans aucun doute les infoménagers, objets qui vont des appareils électroménagers aux objets informatiques. Actuellement il existe surtout des prototypes de ces objets à Palo Alto ou au Media Lab de Boston et, comme cela arrive pour tous les objets du futur, on n’en connaît que les qualités. En réalité les chercheurs qui ont consacré des publications entières aux infoménagers (Norman 1998) donnent des exemples d’objets existants : quelques appareils photo digitaux, quelques agenda électroniques. Mais cherchons à décrire ces objets, à partir à notre tour des descriptions que nous avons lues, afin de comprendre quelles sont les fonctions que peuvent avoir les infoménagers et surtout avec quelle simplicité ils peuvent les appliquer.

Les infoménagers sont des objets simples à utiliser, et ils sont le résultat d’une technologie invisible centrée sur l’utilisateur, ils ont des propriétés sensorielles attrayantes et séduisantes (esthétique, texture, son, dimensions, poids). L’interface des infoménagers fait partie des fonctions mêmes ; ils permettent à l’utilisateur de se concentrer sur ses propres activités, communiquent de façon analogique comme les êtres humains. De plus, les infoménagers ont des fonctions spécialisées (musique, ou photographie, ou calculs, ou écriture, etc.) qui permettent la personnalisation de l’objet en question, peuvent communiquer des données entre eux puisqu’ils sont connectés dans un réseau (par exemple l’appareil photo transfère des données à l’ordinateur sans aucun problème). Le but des chercheurs qui y travaillent est de construire des objets simples à utiliser et en opposition aux ordinateurs, aux résultats faiblement conviviaux à cause de l’excès de fonctions réunies en un seul objet et pour cela plus semblables au couteau suisse qui " même étant utile dans beaucoup d’occasions, ne se démontre particulièrement à la hauteur d’aucune " (Norman1998 : 116, notre trad.). Dans l’infoménager au contraire, chaque dispositif est finalisé selon l’activité spécifique qu’il doit accomplir, afin que l’apprentissage et l’usage de l’objet procèdent parallèlement. De plus, chaque infoménager est petit, transportable, économique, sert à une seule fonction et a une interface conviviale au point de disparaître, puisque devenue inutile.

Conclusion

Arrivés à la conclusion de cette réflexion nous n’avons approché aucune certitude sur le futur des objets conviviaux au-delà de la confiance que nous avons dans la littérature sur la création de projets : nous ne sommes pas capables de prévoir comment évolueront les objets ni comment changeront les interfaces. Toutefois, en observant les revues spécialisées et les objets en cours de production, nous pouvons soutenir avec plus de certitude que l’interface conviviale des objets est toujours plus un effet de sens actuel , mais peut-être inactuel dans peu de temps et destiné à disparaître. Inactuel pour différentes raisons : la première est la plus simple et dépend encore une fois de la croisade pour la simplicité d’usage (l’usabilité) des objets qui pourrait s’achever ; la seconde est plus sérieuse et souhaitable, et concerne la possibilité de ne pas utiliser les interfaces. Ceci ne signifie pas aller dans la direction inévitable de la dématérialisation des objets mais, au contraire, procéder vers des formes de rematérialisation consécutives à l’excès de perte de formes. En effet au niveau technologique et grâce à la matière fluide du bio-design, la forme d’un objet n’est pas contraignante et est de plus en plus choisie sur la base du goût et des fonctions de l’objet. Ceci permet de dépasser le problème des interfaces en transformant les objets digitaux en objets apparemment analogiques comme cela arrive déjà avec la possibilité de prendre des notes avec des crayons spéciaux sur des écrans qui convertissent les données dans leur langage. La reconnaissance de la voix et l’écriture à la main sont seulement deux exemples d’activités réalisées complètement par les machines qui ne nous demandent pas de nous adapter à leur langage mais traduisent le nôtre en dépassant la nécessité de l’aspect convivial de l’interface.

Nous pouvons conclure en affirmant que, avec toute cette simplicité d’usage, les infoménagers nous poseront un seul problème : il faudra se souvenir de prendre sur soi celui qui nous sert, prévoyant en voyage et à l’avance de quelle fonction nous avons besoin. Le risque sera celui de regretter notre vieil ordinateur encombrant qui, dans sa complexité ignorante, nous permettait d’avoir tout réuni dans un seul objet à interface plus ou moins conviviale, un objet qui ne faisait pas de tentatives intelligentes mais prévisibles pour deviner ce que nous désirions de lui. Si l’interface conviviale d’un objet n’est autre chose qu’un effet de sens caché par les traits anthropomorphes d’un visage postiche donné à l’objet, l’objet convivial du futur nous posera des problèmes d’intersubjectivité justement parce que ce ne sera plus à l’interface d’être conviviale mais à l’objet lui-même. Et déjà maintenant il n’y a rien de plus gênant que les modèles basiques de portable qui, pendant que l’on tape un message, le corrigent instantanément et se comportent comme s’ils l’avait déjà prévu, tapant avant nous. En termes sémiotiques nous pouvons donc conclure que le parcours de la convivialité, comme il est pensé, se déplace d’une valeur incarnée dans des formes, des matériaux et des couleurs à l’état substantiel de l’objet qui peut aussi être anonyme puisque c’est lui qui reconnaît l’utilisateur et non le contraire.

 


1 Pour une réflexion sémiotique autour de ce genre d’objets, voir FERRARO, Guido, "Mécaniques de l’imaginaire", Protée, vol. 29, 1, 2001. A propos des objets "intelligents" GERSHENFELD, Neil, When Things Start to Think, New York, Henry Holt & Company, 1999.

2 On peut distinguer les interfaces en interface sujet/objet, objet/objet et sujet/sujet: la première présuppose l’interaction entre un homme et un objet ; la deuxième présuppose des objets en communication entre eux ; enfin la dernière fait oublier à l’usager qu’il est face à un dispositif mécanique puisque l’interaction simule celle entre les humains. Pour cette distinction voir ZINNA, Alessandro, "Les objets et leurs interfaces" in FONTANILLE, Jacques, et ZINNA, Alessandro (éds.), Les Objets au quotidien, Limoges, Pulim, 2002 (à paraître).

3 A propos du concept d’interface voir BONSIEPE, Gui, Dall'oggetto all'interfaccia. Mutazioni del design, Milan, Interzone Feltrinelli, 1995 et BILOTTA, Eleonora, Interfacce Multimodali ed Aspetti Psicologici dell’Interazione Uomo-Computer, Cosenza, BIOS, 1996.

4 KERCKHOVE, Derrick de, The Skin of Culture, Toronto, Somerville House Books Limited, 1995 (tr. it. La pelle della cultura, Gênes, Costa & Nolan, 1996).

5 A ce propos voir DENI, Michela, " Organisations interobjectives et intersubjectivité dans les trains " Protée, vol. 29, 1, 2001 ; " Les objets factitifs " in FONTANILLE et ZINNA (éds.), op. cit., 2002; Oggetti in azione. Semiotica degli oggetti: dalla teoria all'analisi, Milan, Franco Angeli, 2002.

6 A propos du bon design voir NORMAN, Donald A., The Psychology of Everyday Things, New York, Basic Books, 1988 ; Turn signals are the facial expressions of automobiles, New York, London, W.W. Norton & Company, 1992 ; Things that make us Smart. Defending Human Attributes in the Age of the Machine, by Donald A. Norman (Addison-Wesley Publishing Company), 1993 ; The Invisible Computer, Cambridge, Massachusetts, London, England, MIT, 1998 (tr. it. Il computer invisibile, Milan, Apogeo, 2000). A propos de l’usabilité voir NIELSEN, Jakob, Designing Web Usability: The Practice of Simplicity, Indianapolis, New Riders Publishing, 2000 (trad. franç. Conception de sites web. L’art de la simplicité, Paris, Campus Press, 2000).

7 Comme le soutient Fontanille à propos de l’ergonomie: " pour l’usager, cette forme constitue une contrainte [...] une relation prescriptive, qui ferait de l’énonciataire un usager soumis à la représentation que l’énonciateur s’est fait de lui au moment de concevoir l’objet " FONTANILLE, Jacques, " La patine et la connivence ", Protée, vol. 29, 1, 2001 (p. 32). Cf. aussi du même auteur, " Ergonomia e bio-design. Note semiotiche " in POZZATO, Maria Pia (éd.), Estetica della vita quotidiana, Milan, Lupetti, 1995.

8 L’évolution esthésique de formes et de matériaux des objets est décrite in MARSCIANI, Francesco , " La poltrona del dentista. La relazione medico-paziente nel ‘riunito’ contemporaneo " in SEMPRINI, Andrea (éd.), Il senso delle cose. I significati sociali e culturali degli oggetti quotidiani, Milan, Franco Angeli, 1999.

9 A ce propos cf. CARLI, Fabrizio, Elettrodomestici spaziali. Viaggio nell’immaginario fantascientifico degli oggetti d’uso quotidiano, Rome, Castelvecchi, 2000.